Des bébés aux dents de lait tachées, noircies, dont il ne reste que les racines. Des bambins de trois ou quatre ans exhibant déjà des prothèses dentaires ou des dents de travers, qui poussent trouées comme du gruyère… Ces enfants, les professionnels de santé et de la petite enfance qui les reçoivent ou les côtoient au quotidien les surnomment parfois « les bébés Coca ». Les descriptions qu’ils en font semblent sorties d’un livre de Dickens. Cela ne se passe pas à l’autre bout de la planète mais bien ici, dans la métropole lilloise et toute la région.
La dentiste Angéline Leblanc a exercé à Roubaix et soutenu, en 2020, une thèse au CHU de Lille sur les caries précoces portant sur 50 enfants originaires de la métropole européenne de Lille (MEL). « On parle de caries précoces quand elles surviennent chez des enfants de moins de six ans », explique‐t‐elle. Dans certains cas, les premières taches sur les dents se manifestent bien avant. « Nous voyons parfois des patients d’un an qui ne possèdent que quatre dents, toutes cariées, déplore la professionnelle de santé. Il ne reste alors plus que les racines et nous n’avons pas d’autre solution que les extraire. »
« On a plutôt tendance à retirer les dents qu’à les soigner »
Au CHU de Lille, les interventions de ce type sont monnaie courante, constate Angéline Leblanc. « Il est très compliqué de soigner de si jeunes enfants : quand ils arrivent au service d’odontologie, c’est souvent trop tard. Cela fait trop longtemps qu’ils ont mal. On a alors plutôt tendance à retirer la ou les dents en question qu’à les soigner… »
Les dentistes ne sont pas les seuls à faire ce constat. « On accueille des enfants aux dents tellement fines qu’elles se cassent très facilement », confie Stéphanie Leclerc, responsable du pôle petite enfance de la métropole lilloise au sein de l’Établissement public départemental pour soutenir, accompagner, éduquer (EPDSAE) de Lille. Âgés de quelques mois à six ans, ils subissent des interventions chirurgicales lourdes et enchaînent les rendez‐vous médicaux plus ou moins traumatiques. À cela s’ajoutent les craintes des familles, totalement dépassées par les évènements.
« Nous accompagnons des parents en grande précarité sociale, qui ne savent parfois pas lire. Ils pensent bien faire et n’ont pas conscience que ce qu’ils font consommer à leurs enfants peut être nocif, observe Stéphanie Leclerc. Certains ne reçoivent que des biberons de Coca ou d’Ice tea… » Les équipes de Stéphanie Leclerc, composées notamment d’éducateurs et d’auxiliaires de puériculture, font de la pédagogie. Elles demandent aux parents d’assister aux rendez‐vous médicaux pour qu’ils prennent conscience des dangers que ce type de boissons représente pour leurs enfants.
Pas tous égaux face aux biberons marron
« On considère que 20 % de la population française concentre 80 % des problèmes de dentition », souligne Angéline Leblanc. Autrement dit, ceux‐ci sont très corrélés au niveau de vie. Mais dans toutes les classes sociales, c’est la méconnaissance des dangers liés à l’ingestion des boissons sucrées pour les plus jeunes qui domine. « Les parents s’amusent à voir leurs bébés faire la grimace à cause des bulles. Ils leur en redonnent donc », raconte Stéphanie Leclerc.
Devant la grille des écoles, des enseignantes interloquées voient passer des bébés avec des biberons marronasses dans leurs poussettes. « La première fois, ça m’a saisie, ça me paraissait assez surréaliste comme scène », se souvient Marie, enseignante en maternelle en REP+ dans le Pas‐de‐Calais. Elle en parle autour d’elle et découvre une pratique bien plus courante qu’elle ne l’imaginait. « J’ai noué des relations avec plusieurs familles – je suis notamment allée plusieurs fois chez une maman qui faisait goûter du Coca à son nourrisson avec une petite cuillère… »
« Les familles les plus aisées ne se retrouveront pas avec des enfants en grande souffrance à qui il faut arracher des dents »
Face à un tel fléau, les professionnels disent se sentir souvent impuissants. Jeune enseignante, Marie s’est retrouvée démunie face à une situation qui ne relevait pas de sa compétence. « J’essayais de créer un lien avec les familles. La meilleure manière de le faire n’était pas de leur tomber dessus en jugeant la façon dont elles élevaient leurs enfants. Mais j’ai quand même fait des allusions lors de voyages scolaires ou rappelé que boire de l’eau était indispensable. »
Ces notes aux parents avant les sorties scolaires pour leur indiquer que l’eau est la boisson à privilégier pour tous les enfants, les enseignants et animateurs de centres de loisirs ont presque tous l’habitude de les faire. Et pas seulement dans les quartiers prioritaires. L’engouement pour les boissons sucrées touche toutes les classes sociales. Dans les réunions parents‐profs, le sujet revient régulièrement sur la table. Parmi ceux qui ne jurent que par le bio, beaucoup oublient que dans les jus de fruits… il y a du sucre et en quantité ! Reste qu’à l’apparition des caries, les incidences ne sont pas les mêmes dans ces familles. « Les plus aisées vont aller chez le dentiste dès la première tache et ne se retrouveront pas avec des enfants en grande souffrance à qui il faut arracher des dents », confirme Angéline Leblanc.
Vers une meilleure prévention ?
Au regard de la gravité de la situation, certains professionnels de santé continuent d’enrager en passant dans les rayons de produits infantiles des supermarchés qui proposent notamment de petites bouteilles de concentré de fruits. « Ça devrait être interdit », lâche Angéline Leblanc, agacée. Elle n’est pas la seule à le penser. « On milite pour que des étiquettes “interdit aux moins de 6 ans” soient apposées sur les bouteilles de soda », annoncent les parents les plus impliqués. Mais ces coups de gueule sporadiques ne dépassent pas les conseils d’école et ne peuvent à eux seuls faire bouger les lignes. Ceux des dentistes non plus.
« On essaye d’expliquer aux parents, mais bien souvent ils nous répondent qu’eux-mêmes ne boivent pas d’eau et ne voient pas où est le problème »
Lancées en France en 2017, les étiquettes nutri‐score pourraient devenir obligatoires fin 2022. Mais ces indications ne semblent pas suffire – d’où l’idée de créer d’autres marqueurs pour signaler les produits « interdits aux enfants », sur le modèle du logo « déconseillé aux femmes enceintes » sur les bouteilles d’alcool. Certains pays se sont déjà emparés du sujet. Deux États mexicains interdisent par exemple la vente de boissons sucrées aux moins de 18 ans depuis le 8 août 2020. Une première mesure avait déjà été appliquée en 2014, qui imposait une taxe sur les boissons sucrées. Le Mexique est à ce jour le seul pays du monde à avoir pris de telles dispositions, principalement pour lutter contre l’obésité infantile. D’autres, comme le Chili, tentent d’inciter à la précaution au moyen d’étiquettes choc.
Dans l’Hexagone, il n’existe rien de semblable pour le moment. Pourtant, une étude nationale sur l’état de santé des enfants de 5–6 ans dans les différentes régions de France, commanditée par le ministère de la Santé à l’aube de l’an 2000, faisait déjà état d’une situation d’urgence. Une vingtaine d’années plus tard, rien n’a changé. Désabusés, certains professionnels de la petite enfance finissent par abandonner. D’autres continuent à se mobiliser, avec des initiatives personnelles : des enseignants en maternelle distribuent des flyers sur l’importance de l’hygiène dentaire ou la nécessité de restreindre la consommation de boissons sucrées… « On essaye d’expliquer aux parents, mais bien souvent ils nous répondent qu’eux-mêmes ne boivent pas d’eau et ne voient pas où est le problème. »
Faute de réponse massive et coordonnée des autorités sanitaires sur le sujet, leurs actions individuelles restent un minuscule pavé dans une immense mare de… Coca.
J’ai découvert l’existence des « bébés Coca » à l’entrée en maternelle de mon propre enfant. L’institutrice distribuait aux parents des flyers sur l’hygiène dentaire ; j’ai été interloquée par les préconisations qui y étaient imprimées. Il me paraissait évident qu’il ne fallait pas donner de sodas et de boissons sucrées aux plus jeunes avant de dormir, par exemple. J’en ai parlé avec l’enseignante : elle était très surprise que j’ignore l’existence de ces « bébés Coca » et m’a dit ce qu’elle en savait. Au fil du temps, d’autres personnes (éducateurs, auxiliaires puéricultrices…) que j’ai rencontrées lors de différents reportages ont mentionné ce qu’ils désignaient parfois aussi sous le nom de « syndrome du biberon ».
Ces rencontres ont eu lieu dans l’Aisne, le Pas‐de‐Calais et le Nord. J’ai compris qu’il y avait un problème de santé publique et décidé d’enquêter. La rencontre avec Angéline Leblanc, dentiste qui a fait sa thèse sur le sujet, a été déterminante. Elle m’a permis de prendre conscience de l’ampleur du phénomène même s’il est impossible d’obtenir des chiffres sur le nombre d’enfants concernés. Pour l’heure, il n’existe pas de données, mêmes approximatives, sur le sujet. Contactée, l’Agence régionale de santé (ARS) Hauts‐de‐France n’a pas souhaité apporter son éclairage à Mediacités et nous le regrettons, dans une région réputée pour ses indicateurs inquiétants en la matière…
Très belle enquête, bien écrite et très instructive. Je ne connaissais pas ce problème. Il serait vraiment urgent que des campagnes de sensibilisation soient mises en place pour informer les familles.
Sujet sidérant, qui en dit long sur de nombreuses problématiques de santé publique dont les politiques se foutent éperdument. Ils feraient mieux de gérer ces problèmes plutôt que de polémiquer sur le burkini. Merci pour cette enquête très intéressante.
Rien de neuf. Dans les années 90, anesthésiste à l’hôpital pédiatrique, j’endormais des enfants de 4 ou 5 ans à qui il ne restait que des chicots noirâtres que l’on arrachait. Pas de coca, de l’eau sucrée ou du sirop de grenadine et le biberon dans la bouche de l’enfant du matin au soir pour ne pas avoir à s’en occuper. Je ne doute pas que les mêmes enfants à l’adolescence doivent faire face à l’obésité, au tabac, à l’alcool, et au reste.
La misère sociale qui nous entoure et que nous ne voyons pas. Un gros problème d’éducation face à un désert culturel majeur, la TV et les étagères des grandes surface comme seul horizon.
Ce n’est pas juste pour ne pas avoir à s’en occuper, ce sont des habitudes de consommation. Pas la peine d’accoler l’étiquette de parents négligeants juste par dédain de classe.
Très bon article de fond qui aborde un sujet méconnu qui devrait faire l’objet d’une campagne de sensibilisation par le biais des communes écoles et associations de quartier
Article qui en dit long sur un problème sociétal et pour lequel une grande étude au niveau national manque. Comme souligné dans l’article,il n’y a pas de données précises concernant ce problème. Cela devrait pourtant faire partie des priorités de santé publique. Et les étiquetages devraient être systématiques sur certains produits. On est face, une fois encore malheureusement, à un sujet lié au niveau socio‐culturel de la population. C’est tellement attristant et sidérant…
Au lieu d’incriminer 1 seul boisson (Coca) les professionnels feraient mieux de se focaliser sur le saccharose qui est seul responsable de ce désastre. Et je rappelle que le saccharose est aussi contenu dans les : fruits, le miel et tout ce qui est sucré. Il faut se fier aux vrais études statistiquement valables faits par de vrais chercheurs. Pas des études cliniques sur 50 personnes faits par des dentistes.
Ce n’est pas le saccharose mais le fructose et le sirop de glucose fructose qui est une calamité. Issu du mais ( la crise de CUBA empêchait les USA d’avoir accès au sucre de canne), cette substance est responsable de l’obesite avec stéatose hépatique puis cirrhose précoce … Bien sûr, les dents cela se voit tout de suite, mais l’obésité et l’insuline résistance surviendra beaucoup plus tard
pour faire le lien avec votre article , l’article de mediacites lyon sur l’etat de la pedopsychiatrie
voir aussi l’explosion de diabete de type 2 chez les enfants des classes precaires
Article à retrouver à ce lien > https://www.mediacites.fr/enquete/lyon/2021/11/09/sante-mentale-a-vaulx-en-velin-les-enfants-victimes-dun-systeme-a-bout-de-souffle/
Merci pour votre lecture,
Nicolas Barriquand / Mediacités Lyon